Portrait

Portrait : Éric Rohmer

Figure emblématique du cinéma français depuis les années 60, Éric Rohmer n’était pas forcément destiné à devenir l’un des fers de lance d’un art en pleine révolution. Rompant avec l’écriture classique du cinéma d’avant-guerre, l’œuvre de Rohmer fut, un peu comme celles de ses amis de la première heure – Chabrol, Truffaut, Rivette, Godard…–, une expérimentation a priori simple dénuée d’artifice de mise en scène. Paradoxe d’une filmographie inclassable, le cinéma rohmérien, instigateur non négligeable du courant appelé « Nouvelle Vague », a toujours su se réinventer pour triturer les obsessions d’un artiste à l’élégance froide avide d’explorer un classicisme d’école matinée de modernisme sur les rapports humains. Les méandres d’une morale contiguë au désir n’ont cessé d’abreuver un espace tout à la fois physique et psychologique qui aura été porté par la présence de jeunes artistes prometteurs tels que Fabrice Luchini, Pascale Ogier, Arielle Dombasle ou encore Jean-Claude Brialy.

© Éric Rohmer

Des Lettres au Cinéma

De son véritable nom Jean-Marie Maurice Scherer, Éric Rohmer né le 4 avril 1920 à Tulle, fut tout d’abord professeur de Lettres. Sa première incursion artistique vint avec les mots (importance que l’on retrouve tout au long de sa filmographie), et c’est en 1946, sous le pseudonyme de Gilbert Cordier, qu’il publie son premier roman, Élisabeth. Parallèlement à ses activités professionnelles, il aiguise sa curiosité pour le cinéma et devient en 1950 animateur au ciné-club du Quartier latin. L’inclination vers cet art – il consacre sa thèse de 3ème Cycle à Murnau – et ses prédispositions dans le domaine de l’écriture font de lui un analyste brillant de l’univers cinématographique en général. Au cours des années 50, il travaille pour les revues « Arts », « La revue du Cinéma », et « Les Temps Modernes ». Sa rigueur et son investissement personnel le propulse rédacteur en chef pour « La Gazette du Cinéma », mais surtout de 1957 à 1962 pour « Les Cahiers du Cinéma ». C’est au cours de cette période qu’il rencontre la bande des « Jeunes Turcs » composée de Chabrol, Rivette, Godard, Truffaut, Doniol-Valcroze et Kast.

La Nouvelle Vague 

La mise en place d’une ligne éditoriale fustigeant l’immobilisme du cinéma français trouvera une résonance particulière grâce aux œuvres de cinéastes comme Melville et Astruc. Voulant rompre définitivement avec une production cinématographique très loin de la réalité sociale d’une Ve République émergente, les auteurs des Cahiers du Cinéma érigent la thèse d’un retour de la « Politique des Auteurs ». Dès 1959, ils passent aux actes et les premiers films de cette « Nouvelle Vague » sortent sur les écrans français.

1959 est l’année du Beau Serge de Chabrol, des 400 coups de Truffaut et de Hiroshima mon amour de Resnais. Terminé la même année, le film de Rohmer Le Signe du Lion, ne sortira qu’en 1962 et laissa ainsi la place à d’autres films dont le fameux A Bout de souffle de Godard sorti, quant à lui, en 1960. Rohmer se retrouve bien malgré lui en retrait, dans l’ombre de ses jeunes amis. À la suite de cette déconvenue, il décide de fonder avec Barbet Shroeder la société Les Films du Losange qui produira la quasi-totalité de ses films.

Les Contes moraux

© Les Films du Losange

Cette nouvelle indépendance lui permet néanmoins de se lancer dès 1962 dans ce qui deviendra sa première œuvre d’importance, le cycle des Contes moraux. Il s’agit d’une série de six films tournés entre 1962 et 1972, que Rohmer résume en ces termes : « Tandis que le narrateur est à la recherche d’une femme, il en rencontre une autre qui accapare son affection jusqu’au moment où il retrouve la première. »

Ce cycle, d’une importance cinématographique notable, se concentre autour d’une thématique unique liée au libre choix parfois déstructurant, mais déployée selon les aléas de rencontres fascinantes à même de porter les raisons sentimentales des histoires racontées. Rohmer s’aventure, par le biais d’intrigues amoureuses croustillantes et savamment écrites, dans un jeu de l’amour où la passion côtoie la séduction, le libertinage, les faux-semblants et autres postures de principe qui n’ont de cesse d’être détournées par les différents protagonistes. Entre la réflexion sur la fidélité, l’amitié en amour, la notion de couple et les affres d’une psychologie amoureuse mise à nue, Rohmer élabore, parfois non sans humour – à bien y réfléchir Ma nuit chez Maud est d’une ironie assez jouissive –, ses réflexions sur l’homme, ses emprisonnements, ses désirs refoulés et surtout son libre arbitre. Dans ce jeu à trois où la raison semble presque toujours l’emporter, Emmanuel Mouret perpétue, non sans lui nier sa propre singularité, cette tradition avec une certaine noblesse.

Premier succès du cycle, La Collectionneuse (Ours d’argent au festival de Berlin, 1967) est un condensé remarquable des thèmes du cinéaste qui prêche avec cruauté le faux pour se rapprocher du vrai et mettre ainsi en lumière les contradictions d’un narrateur qui ne cesse de se cacher derrière des principes qu’il ne peut ou ne veut pas tenir. De ce canevas entre vérités et duplicités, le cinéaste construit une œuvre à l’exigence de professeur, dont Ma nuit chez Maud (1969) et Le genou de Claire (1970) en sont les deux chefs-d’œuvre. Les protagonistes sont déterminés par des principes de vie à la fois religieux (le narrateur dans Ma nuit chez Maud), politiques (Maud dans Ma nuit chez Maud) ou moraux (Jérôme dans Le Genou de Claire), qu’ils n’auront de cesse de dépasser. Ces comportements où se confrontent dans un élan vital principe et force de l’évènement ne peuvent se dissocier d’une forme d’introspection, source intarissable du rééquilibrage des contradictions et des retournements de situation que subissent les personnages « rohmériens ».

D’un noir et blanc un peu austère au décor pastoral d’un lac, Rohmer nous effleure par ses remises en question perpétuelles et nous guide vers la vérité d’individus en proie aux doutes. L’indicible est trituré, questionné, mais jamais abandonné. Si le trouble existe, il se fait l’écho d’un cinéma qui montre les fêlures des êtres humains dans leurs paradoxes. Lorsque s’achève le dernier film du cycle, l’Amour l’après-midi (1972), le cinéaste est acclamé par la critique. Pourtant, il cultive la discrétion d’un auteur préférant laisser ses films parler pour lui. De son travail il déclare : « Au fond, je ne dis pas, je montre, je montre des gens qui agissent et parlent. C’est tout ce que je sais faire, mais là est mon vrai propos. »

L’adaptation littéraire

Ce goût immodéré pour les mots dans leur traduction scénique se retrouve quelques années plus tard dans deux adaptations littéraires assez remarquées : La Marquise d’O (1976) et Perceval Le Gallois (1978). Rohmer fige l’action dans un passé historique par l’entremise d’une mise en scène qui laisse le verbe prendre toute son importance. Dans Perceval le Gallois, il va jusqu’à restituer lui-même les octosyllabes de l’œuvre de Chrétien de Troyes, en studio et dans un décor unique (chose assez rare chez ce cinéaste plutôt adepte des décors naturels). Par leur caractère ouvertement théâtral, ces représentations de textes littéraires très proches donc du théâtre filmé arrivent à libérer la puissance du verbe, vecteur fondamental d’un réalisme cinématographique porté à son paroxysme comme personne depuis Bergman.

Les Comédies et Proverbes

Pourtant ce qui l’intrigue reste l’exploration des mœurs d’une époque pour en comprendre les mécanismes. L’aspect moralisateur des contes disparaît pour faire place à un deuxième cycle, synonyme de nouvelles pistes de réflexion déclinées en six « Comédies et Proverbes » entre 1980 et 1987. Des œuvres comme Pauline à la plage ou bien Les nuits de la pleine lune permettront à Rohmer d’essayer « moins d’établir une attitude morale que des règles pratiques. On n’y débattra plus guère des fins, mais des moyens ». Moyen de trouver un bonheur au gré des aléas des scènes de vie portées par des actrices impériales.

Le Rayon vert (succès critique ponctué par le Lion d’or au festival de Venise 86, et public avec plus de 400 000 entrées en France) est à ce titre un véritable retour aux sources des principes de la nouvelle vague. Improvisation lors du tournage, mise en scène partant à l’aventure avec un brin de fantastique et d’irrationnel. Si Rohmer laisse son héroïne traverser les méandres d’un cœur gorgé de solitude lors d’un voyage dans l’inconnu, rien n’est véritablement perdu, car il lui offre la possibilité d’un bonheur simple. Ce fameux rayon qui illumine le dernier plan raisonne a contrario de la philosophie « rohmérienne » puisqu’il symbolise une temporalité très picturale où les mots deviennent ici dérisoires, favorisant ainsi des lignes de destins envisageables.

Les contes des quatre saisons

© Les Films du Losange

Reprenant alors à son compte les deux cycles qui ont fait de lui l’auteur incontesté des jeux de du hasard et de l’amour, il réalise ce qui sera à ce jour son troisième et dernier cycle, « Les Contes des quatre saisons ». Par ces quatre films (1990-1998), Rohmer s’amuse à décrire dans un registre à la fois grave et léger des histoires d’amour variées, aux nombreux personnages qui se rencontrent, se perdent, se retrouvent, sont complices, souffrent, rient, se mentent, se nient ou se déchirent dans le flot incessant qu’est la vie. En commentant ses contes, Rohmer précise que : « contrairement aux Contes moraux, les Contes des quatre saisons ne se présentent pas comme une suite de variations sur un thème donné : celui d’un homme qui, parti à la recherche d’une femme, en rencontre une autre et revient à la première. On peut toutefois déceler a posteriori dans leur structure et leur problématique des analogies, des oppositions, voire de vraies symétries. »

Un peu plus proche des « Comédies et Proverbes », ce cycle présente chaque protagoniste en face d’un réel palpable qui s’élabore par les situations décrites. La liberté qui semble dominer les contes est une occasion supplémentaire pour Rohmer de faire coexister providence et manipulations des uns sur les autres. Cette confrontation rythme alors les saisons dans le flot des valeurs de chacun. Cette part de réalisme est soutenue par une mise en scène qui s’attache à filmer les personnages dans leur vérité crue. Synthèse admirable d’un cinéma sans concession, bannissant tout effet de style et autre velléité esthétisante, ses contes d’hiver, d’automne, de printemps et d’été sont une « fenêtre ouverte sur le monde », celle des passions amoureuses. Ce réalisme poignant des contes des quatre saisons lui vaudra une reconnaissance internationale et un public toujours plus fidèle.

Les dernières œuvres

Au cours des années 2000, Rohmer réalise trois longs métrages qui prennent la forme de reconstitution historique. L’anglaise et le Duc (2001), Triple agent (2004) et Les amours d’Astrée et Céladon (2007) démontrent une fois de plus l’incroyable talent de conteur du cinéaste. Trois époques, trois styles différents, mais toujours l’art du détail, de la direction d’acteurs et surtout du langage.

Travaillé en béta numérique et filmé dans des décors entièrement peints, L’anglaise et le Duc retrace entre Paris et la campagne, l’errance d’une femme anglaise en pleine révolution française. Sorte de théâtre filmé par effet d’incrustation des décors, l’aspect figé de la mise en scène – absence de contrechamp lors des scènes dialoguées ; utilisation systématique du plan fixe afin de restituer cette approche en « tableaux » – ne prive pas le cinéaste d’un jeu précis qui subjective chaque élément vécu par l’héroïne.

Trois ans après cette romance historique mouvementée aux dialogues servant de contrepoint au temps historique en marche, Rohmer réalise Triple agent. En suivant un ex-militaire de l’armée blanche devenu agent secret, le cinéaste garde le registre historique, mais l’inscrit dans un temps cette fois beaucoup plus personnel. En laissant ses souvenirs guider une narration plus classique, Rohmer confronte un vécu (le sien) et l’histoire du monde. Triple agent est sans aucun doute le film le plus singulier dans la filmographie du cinéaste avec son mélange d’images d’archives et d’images de fiction.

Les amours d’Astrée et Céladon fut donc le dernier film du maître. Ce long métrage à la rigueur légère des premières œuvres symbolise l’amour des mots, et démontre s’il en était, la verve, le tempérament et la maîtrise du réalisateur. Depuis Ma nuit chez Maud, Éric Rohmer a su rendre cohérent une œuvre cinématographique dont la fidélité amoureuse en est le motif le plus éclatant.

Geoffroy Blondeau

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