Bertrand Blier compte parmi les plus grands conteurs sociétaux du cinéma français. Impayable pour croquer une société à la folie douce, cet antibourgeois déclaré provoque à loisir, certes, mais tout en se drapant d’une causticité sur mesure afin de plonger ses protagonistes dans des situations d’un quotidien tout à la fois burlesque et dramatique. Reflet d’une société duale, cruelle, tendre et sexuée, les films de Blier murmurent inlassablement ses outrances poétiques au détour de dialogues ciselés devenus cultes, faisant du cinéaste l’un des plus grands paroliers du cinéma français depuis Audiard.

Presque dix ans après le Bruit des glaçons, Blier fit son retour en 2019 avec la sortie de Convoi exceptionnel. Malgré un duo inédit (Clavier-Depardieu), le film fut un échec critique et public. Peu importe, me diriez-vous. Et vous auriez mille fois raison. Car à 82 ans, le cinéaste de Préparez vos mouchoirs (1978) n’a plus rien à prouver si ce n’est l’envie, toujours, de raconter des histoires faites de rencontres, de situations, d’étonnement, de vie. Néanmoins, il n’est pas illusoire de penser que nous ne reverrons peut-être plus Bertrand Blier derrière la caméra. Et notre époque actuelle, tellement éloignée du temps des Valseuses (1974) ou de Tenue de soirée (1986) n’est pas pour nous rassurer.
Alors, et plutôt que de rédiger un papier sur l’un des films qui ont fait la renommer du réalisateur, j’ai voulu chroniquer le Bruit des glaçons. Pourquoi ? Car au-delà de ses qualités d’écriture, il sonne de plus en plus comme le film testamentaire du réalisateur. Sans atteindre l’empreinte rétinienne d’un Buffet froid (1979 et sans doute son meilleur film), le Bruit des glaçons est bien cette dernière folle plongée dans le subconscient d’un cinéaste qui doit être, aujourd’hui, bien en peine à la vue d’une société pour le moins hygiéniste, précautionneuse, fade, politiquement correct et surtout manquant terriblement d’autodérision.
Le Bruit des glaçons
Parler de la vie à travers la mort n’est pas d’une grande originalité. Lui donner un visage, une allure et des arguments l’est déjà un peu plus. Créer les conditions d’un dialogue tangible par le biais d’une rencontre physiquement palpable entre le malade et sa maladie touche au grandiose. Car la vie se résume, le plus souvent, à un combat au jour le jour qui n’est, fort heureusement, jamais perdu d’avance. Malgré le désespoir, la solitude, la maladie. Soit les maux de Charles Faulque, alias Jean Dujardin, écrivain alcoolique qui n’écrit plus et qui reçoit, au petit matin, la visite cordiale de son cancer, le bien nommé Albert Dupontel. Le pitch fait mouche, l’ouverture aussi. En suivant de dos, puis de face, la marche déterminée du cancer que l’on nommera D, on se dit que ce Blier tiendra toutes ses promesses. Le combat n’est jamais perdu d’avance avons-nous dit. Réussir un excellent film non plus. Après trois errances cinématographiques (les Acteurs, les Côtelettes et pour partie Combien tu m’aimes ?), le cinéaste septuagénaire retrouve sa verve et son style si particulier fait d’absurde, d’onirisme, de décalage, d’humour noir. Sa palette s’est même enrichie d’une gravité légère qui a pour effet immédiat de rejeter la moindre provocation gratuite. À bien y regarder, ce Bruit des glaçons n’est pas vraiment corrosif, tout au plus impertinent. En tout cas, Blier ose aborder de manière frontale une maladie dite « institutionnelle ». Soit, précisément, le type de défi dont raffole notre Marco Ferreri national.

Le réalisateur des Valseuses est un curieux. Un peu comme son cancer, sorte d’émissaire malicieux venu inspecter l’étrange attitude d’un Charles en mode je-m’en-foutiste proche de l’autodestruction. Alors qu’il pourrait tout avoir ou tout récupérer (femme, fils, gloire et respect), celui-ci veut qu’on le laisse « mourir tranquille ». C’est son choix. Mais le peut-il vraiment ? En effet, à partir du moment où le danger d’une fin imminente n’est pas vraiment d’actualité, rien ne coûte de mourir à son rythme, le choix comme possible réalisable s’établit en leitmotiv. Cependant, si la ligne blanche est franchie tout se complique, s’enraye et l’on voit débarquer à l’improviste son cancer. Le pari d’une telle scénarisation est osé puisqu’elle est conditionnée par la véracité relationnelle entre le cancer et son hôte. Casse-gueule, l’écriture ciselée proche de la pièce filmée assure l’essentiel pour mettre en place une relation unique dont nous sommes les témoins privilégiés. Pour le coup bravo au duo, impeccable d’osmose. Dupontel se régale en cancer vicieux (un cancer n’est-il pas de toute façon toujours vicieux ?) traversé par des moments de spleen et Dujardin nous étonne en écrivain misanthrope au bord du gouffre aux chimères. L’association des deux personnages dynamite constamment la tonalité du film dans un numéro plus jouissif que vraiment philosophique. Sa fuse, invective, éructe. Sa dialogue, monologue, soliloque, garde le silence. Ça crée de la richesse visuelle par les mots, les regards, les attitudes. D’où cette mise en scène inspirée capable de proposer des ruptures de rythme à l’échéance en cours. Le cinéaste casse ainsi la linéarité d’un concept frôlant par moment les redites : flash-back judicieux, projection face caméra scrutatrice, mise en avant des doutes d’un cancer lui aussi fatigué, attitude nihiliste contrariée d’un Charles en réaction face à son cancer, retour du fils et ce parallèle, un brin de circonstance, entre ce qui arrive à Charles et ce qui survient à sa gouvernante, Louisa. Malgré la maladie, tout semble pouvoir rejaillir de l’ancien volcan qu’on croyait éteint. Même les passions enfouies dans le souvenir lointain d’un passé radieux.
Le dialogue se fera désormais à trois puisque l’amour entre dans la danse. Le combat final est lancé, sorte de ballet socratique où chacun fourbit ses dernières armes. Blier enrhume sa valse diabolique pour placer au cœur de son dispositif relationnel l’idée d’une résolution par l’amour. Le changement sonne a contrario des films comme Buffet froid, Préparez vos mouchoirs ou encore Mon Homme. Rien d’anormal si nous considérons que le duo est composé d’un personnage porteur d’une maladie. Reste la gouvernante Louisa. Magistralement interprétée par une Anne Alvaro touchante de justesse, elle représente la mère de substitution, l’amoureuse secrète, celle qui sera toujours là, peu importe les circonstances. La femme serait donc le remède à cette recherche de solitude dans la déchéance et puis la mort. On peut considérer l’échappatoire vaine, facile, opportuniste. La maîtrise formelle du film lui donne, au contraire, une audace véritable qui touche au but. Peu importe les approximations philosophiques d’une réflexion sur la mort n’osant pas sonder le tréfonds de l’âme humaine. Sans être mièvre pour autant, le Bruit des glaçons assume, dans la rigueur de travellings glissant sur les corps enlacés de Charles et de Louisa, sa morale de l’amour triomphant. À moins de voir l’épilogue comme un dernier pied de nez burlesque d’un metteur en scène qui n’aura jamais fini de filmer son dernier plan ni de fumer sa dernière pipe.
Geoffroy Blondeau
————————————
Le bruit des glaçons. Un film de Bertrand Blier.
France. 2010. 1h27