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Southland Tales & The Box : À la poursuite de Donnie Darko…

Richard Kelly est un réalisateur américain qui s’est fait connaître en 2001 à 26 ans seulement lorsqu’il réalisa et sortit Donnie Darko, thriller psychologique en forme de satire sociale où s’immisce avec maestria le surnaturel dans l’ordinaire pour y conter un destin tout en suspens jamais démenti. Salué par la critique, le film ne connut malheureusement pas le succès en salles, mais acquit avec le temps le statut d’objet filmique culte. 20 ans après ce choc visuel digne d’un meilleur Lynch, Donnie Darko fait toujours office de référence dans le genre paranoïaque.

Ainsi, ce premier essai cinématographique en forme de coup de maître ne devait rien au hasard, loin de là, et si, chose étrange, mais déjà vue, Richard Kelly ne tourna par la suite que deux films en vingt ans, il était intéressant pour moi de revenir sur ces films à la richesse visuelle indéniable. Il va s’en dire que les deux films chroniqués ont mon aval d’un point de vue esthético-narratif, et qu’ils sont passionnants tant dans leurs différences que leurs complémentarités. Explications…

© Cherry Road Films / Darko Entertainment / Universal Pictures

Southland Tales

Il ne faut pas s’en cacher, ce film est étrange puisqu’il arrive à être tout à la fois déroutant, risqué, incompris, maîtrisé, envoûtant avec sa vision fantasmée – ou cauchemardesque – d’une humanité en semi-léthargie courant à sa perte. C’est un OVNI en celluloïd, un Léviathan industriel crachant sa vapeur toxique, un essai post-apocalyptique d’un monde charriant sa propre incurie, un maelström visuel où la contre-culture s’empale dans une bulle de poésie pure à l’imaginaire de labyrinthe. Il fut projeté au festival de Cannes en mai 2006 où, comme de coutume, il fut hué.  Remonté parce qu’amputé de vingt minutes peu de temps après sa sortie médiatique peu enviable à la Croisette, il sortit dans l’indifférence coupable aux États-Unis fin 2007, avant d’être sans cesse repoussé en Europe et sacrifié sur l’autel de la distribution directe en vidéo.

Pourtant le film existe et, malgré ce triste constat d’une privation public-salles, il est lui aussi devenu culte même si les raisons en sont bien différentes. En effet, et en dehors de la cohorte de cinéphiles ayant depuis longtemps adoubé le long-métrage lunaire aux multiples entrées, Southland Tales brasse dans un faux rythme contemplatif une série de rencontres fabuleuses entremêlées dans un présent d’uchronie glamour, trash, délétère, extatique, mais dont le décalage subtil se prête admirablement bien à la redéfinition d’une réalité aussi factice que terriblement actuelle. Gonflé, Richard Kelly accouche d’un film hybride aux plans-séquences enivrants, aux ballets improbables – la danse conclusive entre Dwayne Johnson et Sarah Michelle Gellar –, comme aux digressions psychédéliques d’une expérience visuelle qui vaut encore aujourd’hui le détour.

© Cherry Road Films / Darko Entertainment / Universal Pictures

Œuvre prophétique au sens premier du terme, elle le demeure surtout dans la manière dont le cinéaste reprend les codes du cinéma hollywoodien pour mieux les exploser en vol (scène du Zeppelin) et dire, à sa façon, le danger d’une dictature de l’image entre symboles désuets ou stéréotypes de pacotilles. L’interrelation entre virtualité et réalisme s’élabore alors en continu dans un patchwork détonant diaboliquement contemporain qu’il faut absolument découvrir ou redécouvrir pour ceux, comme moi, qui ont eu la chance de voir le film peu de temps après sa sortie en vidéo.

The Box

Richard Kelly, trois plus tard, a « troqué » ses visions psychédéliques d’un Southland Tales planant à l’hermétisme syncrétique, au profit d’un film dit de « commande » accessible cette fois au plus grand nombre. Bien lui en a pris, car The Box est une réussite incontestable, mélange fascinant de thriller opaque et de fantastique malicieux. Mieux, sa mise en scène millimétrée arrive à construire des situations équivoques en décortiquant les troubles d’un couple ébranlé à la suite d’une décision lourde de conséquences.

Véritable hommage au cinéma fantastique des années 50 dont la série La Quatrième Dimension en est le porte-drapeau, The Box approfondit la nouvelle Le jeu du Bouton de Richard Matheson publiée en 1970 dans le magazine Playboy pour nous offrir une histoire aux multiples ramifications qui dépasse de loin la question initiale soulevée par l’auteur. Allégorie sur la fin du monde – thème que l’on perçoit dès son premier film –, le film de Richard Kelly ne tombe jamais dans le piège facile de l’esbroufe, du twist final préparé dix bobines plus tôt ou de l’excès visuel tape-à-l’œil. En prenant son temps, il installe une atmosphère (tendue), élabore un rythme (échevelé), et propose une densité narrative à même d’alimenter ses thématiques. Sans coup férir, le réalisateur réalise un classique instantané dans la lignée de L’invasion des profanateurs de sépultures du maître Don Siegel.

Intriguant, le pitch de départ est aussi très malin. Un après-midi, Arlington Steward, personnage énigmatique au visage mutilé, sonne chez les Lewis, couple tranquille d’une petite ville des États-Unis, et leur propose une offre étrange prenant la forme d’une option en lien direct avec la boîte munie d’un bouton poussoir qui a été déposée chez eux le matin même.

© Media Rights Capital / Wild Bunch Distribution

Si pousser le bouton revient à gagner un million de dollars, ce geste condamnera une personne à mort. Ne rien faire, c’est perdre le million, mais sauver une vie innocente. L’entame, très hitchcockienne dans sa mise en place, pose les conditions d’une décision psychologiquement complexe, source des évènements à venir. Ainsi, rien n’est laissé au hasard : cadre historique des seventies propice aux manifestations surnaturelles, personnages principaux largement autobiographiques s’avérant remarquablement bien ancrés dans leur époque (le père de Richard Kelly a réellement travaillé pour la NASA), raisons de la tentation (l’argent, la scolarisation de leur enfant, la nouvelle vie hors de la ville), renforcée par la malformation physique de Norma qui fait des Lewis un couple à part. L’irruption d’Arlington Steward est donc le signe d’un espoir de jours meilleurs, mais sous le signe d’un destin à double tranchant.

Richard Kelly place le couple en face d’un cas de conscience facilement transférable. Doivent-ils ou non appuyer sur le bouton ? De cette action découlera une suite d’évènements tenant lieu de réflexion métaphysique sur la place de l’homme dans le monde. Car même pétri de bonnes intentions, peut-on avoir le droit à la défaillance, a-t-on une chance de se sauver, comment vivre face au doute ou à la culpabilité, et comment se comporter devant l’inéluctable ? Par ces nombreuses questions, le cinéaste nous emmène aux confins de l’âme humaine en tissant une dramaturgie, certes un brin « commerciale », mais terriblement bien construite.

Pour preuve, l’installation de zones d’ombres et de lumières tout au long du film. Elles favorisent la part interprétative du spectateur devant les évènements vécus par Norma et Arthur qui se demandent s’il s’agit d’un rêve, d’une expérience malsaine, d’un complot diabolique ou d’une démence programmée. Huis clos mental d’une efficacité sans faille, The Box questionne le rapport entre le besoin d’évasion, la tentation d’une vie meilleure, le passage à l’acte et la possible rédemption dans un thriller fantastique qui penche au fur et à mesure de son avancée vers les références des années 70/80, à savoir Eraserhead de David Lynch, La Malédiction de Richard Donne, ou même Le Sacrifice d’Andreï Tarkovski.

Échapper à son destin ne serait, d’ailleurs, qu’une illusion, même s’il n’est pas interdit d’essayer d’en changer le cours. Soit le choix courageux décidé par Norma et Arthur.

© Media Rights Capital / Wild Bunch Distribution

Le cinéaste élabore une structure narrative tendue de bout en bout, parsemée de moments d’angoisse, à la recherche d’un équilibre spatio-temporel toujours sur la brèche où les éléments constitutifs à l’histoire rentrent en résonnance (cadre-proposition ; choix-conséquences ; investigation-bouleversements ; dénouement. Les évènements s’enchaînent sans discontinuité et le spectateur est embarqué vers une expérience sensorielle mettant à mal ses propres convictions. Ici, pas de surenchères ni d’exagérations visuelles, juste une maîtrise du cadre a priori simple jouant sur les espaces dans ses différentes échelles spatio-temporelles et psychologiques à même de retranscrire le bouleversement en marche. Les effets sonores, privilégiés à toute arrogance de mise en scène, accompagnent la suggestion, favorisent l’immersion, focalisent notre attention. Dans les rôles de Norma et Arthur Lewis, Cameron Diaz comme James Mardsen sont impeccables. Leur amour, leurs désirs et leurs détresses nous touchent profondément, tout comme la relation qu’ils entretiennent avec l’énigmatique Steward, campé par un très grand Frank Langella.

Ponctué par quelques scènes virtuoses (le moment du choix ; du dîner ; de la bibliothèque ; du camion ; du final ahurissant de tension sourde), The Box associe brillamment le thriller au surnaturel, la science-fiction au drame. Pour son troisième opus, Richard Kelly nous offre une réussite indéniable dans un genre pourtant réputé comme difficile. Il ne s’agit pas d’un mince exploit.

Geoffroy Blondeau

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Southland Tales, un film de Richard Kelly

USA. 2006 (sortie en VOD en France en 2009). 2h24

The Box, un film de Richard Kelly

USA. 2009. 1h55

 

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