John Hillcoat, réalisateur australien rare responsable en 2005 d’un western insolent situé dans la fournaise de l’outback australien du XIXème siècle (The Proposition écrit par l’immense Nick Cave), n’a pas hésité une seule seconde à adapter La Route, dernier roman éponyme du romancier américain Cormac McCarty. Devenu, dès sa sortie, un classique de la littérature post apocalyptique, la Route s’efforce via un style âpre, ciselé, minimaliste et étouffant, de décrire un monde alternatif où déambule dans un vaste champ de ruine une humanité vacillante.
Au-delà de la représentation chaotique d’un environnement dévasté, il s’agit surtout du voyage de deux âmes en peine luttant coûte que coûte pour leur survie. Il y a ce père qui, pour son fils, ne renoncera jamais et ce fils qui, pour son père, ne se plaindra jamais. Si la mort, le désespoir, la détresse et la peur accompagnent le quotidien d’un récit tendu vers un horizon brouillé, un tel rapport transgénérationnel entre le besoin d’affection et le devoir de transmission, demeure l’unique rempart contre une barbarie devenue ordinaire. Cette problématique, centrale dans le livre, se retrouve corps et âme dans le film, adaptation fidèle, oppressante, remarquablement bien interprétée même si parfois un peu forcée dans sa portée symbolique.

En respectant de bout en bout la trame du roman – cela vaut donc pour son final d’une implacable logique –, John Hillcoat construit un long-métrage a contrario des représentations simplistes d’un certain cinéma post-apocalyptique estampillé B. Pourtant, le film risque de dérouter, préférant arpenter les sillons de la quête identitaire ou de la fable philosophique. Le père et son fils deviennent alors les représentants idéaux d’une réflexion sur la part d’humanité qu’il nous reste lorsque l’ensemble de la société humaine s’organise autour de la mort, dans une violence sourde, muette, à l’affût. Nul besoin d’accentuer l’aspect fantastique de l’histoire, l’immersion au cœur d’une nature réaliste offre ce point d’ancrage parfait pour l’errance de deux corps rachitiques survivant tant bien que mal dans un environnement désertique devenu cannibale.
La civilisation n’est plus, ne peut plus être, malgré ce fol espoir que de vouloir rester debout et de croire au bien-fondé d’une quelconque transmission des valeurs, valeurs n’ayant elles-mêmes aucune signification pour un enfant né dans ce chaos indescriptible. Pourtant, c’est bien « ce gamin » qui justifiera les sacrifices d’un père, conscient lui, d’un possible lendemain. Il serait donc ce « demain » indispensable à la reconstruction du monde. Si rien n’est gagné, la folie d’une génération coupable ne peut et ne doit pas engendrer l’extinction de l’espèce humaine. La reconstruction est là, au bout du chemin, dans l’abstraction glaçante d’un temps qui s’étire pour mieux nous saisir.
John Hillcoat construit, sans trahir McCarty, un territoire de désolation aussi physique que mental. Ce no man’s land métaphysique pose la question d’une échappatoire possible, rendue crédible par la forme du récit – le cinéaste reprend la structure du roman dystopique en façonnant une société imaginaire basée sur des conséquences probables. Il s’agit, en somme, de représenter une réalité redoutée, recherchée ou inévitable qui aurait, effectivement, eu lieu. À ce titre, si les décors fascinants de réalisme participent pleinement à la crédibilité de l’histoire, la captation d’une vérité de l’instant est renforcée par l’absence d’explications, plongeant le spectateur dans un monde sans repères de temps, de lieux et d’identités (le père est nommé père et le fils, fils). Dans ce néant « civilisationnel », le chemin arpenté par le père et son fils symbolise l’expression d’une volonté ou d’une foi – la lecture est, ici, laissée à l’appréciation de chacun – afin de conserver un semblant d’humanité malgré les épreuves endurées. Passons sur les pérégrinations et autres évènements vécus par nos deux marcheurs et attardons-nous sur la double dichotomie soulevée par le réalisateur.
La première s’établit presque mécaniquement, dans un rapport exclusif entre notre « duo » père/fils et l’environnement représenté. Peut-être conscient de la puissance évocatrice des situations décrites, le cinéaste s’efface derrière une mise en scène sobre, presque lisse, certes admirablement bien découpée, mais sans tension ni implication des lieux traversés. L’histoire se subit, révèle ses atrocités comme son horreur et le monde, tel qu’il se présente, s’offre au regard apeuré du spectateur. La linéarité narrative, malgré plusieurs flash-back d’un bonheur perdu, favorise cette lecture sans pour autant perdre de vue le véritable enfer dans lequel l’homme et l’enfant se débattent.

La deuxième, plus intime, se joue entre le père et son fils dans une relation là aussi exclusive. Le père est un protecteur. Il doit nourrir son fils quitte à répondre à la violence qu’il dénonce. Il n’a pas le choix, puisque leur survie est en jeu. Et de survie, il en est question tout au long du film. Pas un plan, pas un évènement, un mot, un regard ou un souvenir qui nous renvoient à cette évidence, cette condition, ce leitmotiv, ce drame humain. Dans le brouhaha des coups de sang qui tambourinent, l’enfant s’oppose parfois au père en étant cet individu fondamentalement bon, dernier rempart face à l’humanité devenue autophage. Ce faisant, le fils devient une créature quasi christique qu’il faut protéger coûte que coûte quitte à tuer soi-même.
De cette double dichotomie narrative, le réalisateur australien s’emmêle par moment les pinceaux. Il force le trait, abuse du pathos dans un jeu en contrepoint inévitable à l’horreur délivrée. C’est sans doute le prix à payer pour retranscrire le plus fidèlement possible une relation paradoxale où l’amour envers son prochain peut malgré tout triompher.
Au-delà de cette lourdeur répétitive, deux ou trois scènes font mouche. Celle de la bouteille de Coca-Cola – qui en fera sans doute rire plus d’un – est symptomatique d’un passé révolu, souvenir fragile d’une civilisation dont il ne reste plus que des vestiges absurdes et, d’une certaine manière, très pauvres. L’autre, dans le bunker, est plus symbolique puisqu’il exprime l’incompréhension de deux générations par effet de distorsion des valeurs. En effet, comment expliquer à son enfant des concepts de vie pour celui qui est né sur les cendres léguées par des êtres ayant l’âge de son père.
Pour retranscrire une telle épopée, John Hillcoat utilise trois procédés narratifs complémentaires permettant aux acteurs principaux de ne pas s’enfermer dans des stéréotypes :
– le cours du récit, essentiellement descriptif ;
– la voix off du père portant une réflexion sur le monde environnant ;
– les flash-back comme liens charnels avec la civilisation.
Par cette polyphonie narrative, le cinéaste construit un film plus complexe qu’il en a l’air, ouvre des pistes, crée des ruptures de rythme et surtout laisse les images faire leur travail longtemps après la projection. La Route aurait pu être plus tendu, comme plus viscéral dans son approche. Il n’en demeure pas moins fascinant et sans doute plus proche du Stalker de Tarkovsky que du Mad Max de Miller.
Geoffroy Blondeau
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La Route, un film de John Hillcoat
USA. 2009. 1h59