La trajectoire de Bob Fosse au cinéma est étonnante à plus d’un titre. Courte (5 films entre 1969 et 1983) et focalisée autour d’un genre – le style musical au sens large du terme – dans lequel se croisent ambiances de cabaret, de dancing, de music-hall et de pièces pour Broadway, elle aura vitalisé un espace cinématographique devenu d’arrière-garde en lui donnant une modernité protéiforme assez crue en total contrepoint à l’attendue narrative qui l’habillait habituellement.

Cabaret (1972) tout comme Lenny (1974), deux films accomplis et immersifs, préfacent admirablement Que le spectacle commence sorti en 1979. Sans être forcément un meilleur film, celui-ci arpente un chemin quelque peu différent puisqu’il s’agit d’une plongée à cœur ouvert dans la vie même de son géniteur. La vision très personnelle du métier de chorégraphe nous absorbe par tous les pores aussi bien dans sa vérité plastique, sociologique, romantique que testamentaire. Ainsi, le milieu implacable du show-business dans son urgence corporelle que Fosse introduit brillamment dès l’entame du film est continuellement contrebalancé par l’instauration d’un dialogue intérieur avec la mort représentée par la sublime Jessica Langue habillée pour l’occasion en robe de mariée.
Le film est un autoportrait en double regard, sorte de reproduction fictive, mais rigoureuse dans son authenticité, ici soulignée par l’ingéniosité d’une dialectique entre Bob Fosse et Joe Gideon – interprété par un Roy Scheider magnétique – s’évertuant à nous conter l’envers du décor du monde du spectacle dansé. Grand barnum improbable ou tout y passe sans que l’on y trouve le moindre répit, cette œuvre crépusculaire voit donc Joe Gideon s’user à la tache entre le montage de son dernier film – en référence à Lenny – et les répétitions de son prochain spectacle. Et Bob Fosse frappe fort, n’oblitère rien des vices qui condamnent Gideon, son double cinématographique : alcool, cigarettes, toxicomanie et sexe à outrance rythment le quotidien écrasant, mais nécessaire, pour que ce chant des corps prenne forme dans un perpétuel recommencement, seule complétude recevable pour espérer atteindre une perfection à la fois illusoire et mortifère.

Pour autant, le principe du film va bien au-delà du monde perceptible qu’il met en branle avec panache, puisqu’il adoube un quotidien en trompe-l’œil – sauf pour sa fille – grâce à la puissance d’une chorégraphie unique dans son utilisation. Mes connaissances chorégraphiques comme en danse contemporaine étant limitées, je ne vais pas m’attarder sur les parties chorégraphiées, mais juste essayer d’en souligner leur évolution.
Si les nombreuses scènes chorégraphiées suivent indiscutablement la trajectoire autant créative, physique que psychologique de Gidéon, elles possèdent une triple dimension qui est abordée comme un tout indissociable d’un point de vue factuel, organique et onirique. Point d’interlude de circonstance ou de substitution chantée, chaque séquence aborde, en effet, ces trois dimensions pour, à la fois, nous démontrer la puissance créatrice de Bob Fosse et les démons qui y cohabitent. Ainsi, les séquences deviennent consubstantielles, non pas au genre auquel elles devraient faire référence, mais au personnage Gidéon/Fosse. Tout tourne autour de lui, démiurge autodestructeur qui fait du show une raison d’être, seule motivation valable pour supporter le poids d’une existence qu’il masque dans une mise en scène de soi volontairement outrancière. Son dialogue avec la mort, au-delà de son caractère prophétique, est là pour nous rappeler qu’il ne peut pas se duper lui-même et qu’il accepte son sort même si cela doit perturber ses desseins de gloire.
Son émancipation salvatrice proche du lâcher-prise face au conservatisme des producteurs du spectacle qu’il doit monter viendra dans la douleur, le doute, l’épuisement. Ainsi, la séquence de la partie chorégraphiée exposant le parti pris de Gidéon explicite le choix d’un artiste frustré des compromissions édulcorant son génie créatif. Cette scène, totalement “fossienne”, revendique une identité visuelle unique nimbée d’érotisme, de mort, de burlesque, dans un chant des corps jouant dans un clair-obscur frénétique, nerveux et très sensuel. L’essence artistique de Fosse est un condensé brillant de cette séquence dansée envoûtante, provocatrice, jouissive, éreintante, au découpage hallucinant.
Je voudrais terminer cette chronique en abordant une dernière fois le binôme Fosse/Gidéon dans son approche introspective. Beaucoup ont rappelé l’influence voire le parallèle entre Que le spectacle commence et 8 ½ de Fellini. Si celui-ci est flagrant – doute d’un artiste en proie à des problèmes de santé, rapport conflictuel avec les femmes, onirisme assumé, rapport à la mort et à la solitude – il est également un hommage au film de saltimbanque si cher au réalisateur italien. Si, en définitive, la mort gagne, Joe Gidéon aura beaucoup joué avec elle, flirte ultime en forme de requiem. Car c’est bien l’acte créatif qui importe sur tout, élan de vie nécessaire, primordial, jaillissant, égoïste, capable d’accomplir les desseins de ceux qui les supportent.

La dernière partie, longue agonie cynique, mais profonde, chorégraphiée sur un plateau de tournage ou l’on voit Joe alité, malade et mutique pris à partie par un Gidéon réalisateur de sa propre fin, permet à Fosse toutes les outrances visuelles dans un débordement de paillettes à la limite du mauvais goût. En invoquant ses démons sur pellicule, Bob fosse réalise un film sincère, véridique, prémonitoire, et ose le crépusculaire par le biais d’un érotisme obsessionnel entre ironie coupable et réalisme quasi documentaire.
En effet, Joe Gidéon mourra avant d’avoir pu monter sa meilleure pièce qui, sans le savoir, permettra aux producteurs de s’enrichir grassement.
Au-delà de la pièce musicale qu’elle semble être, Que le spectacle commence est un drame humain puissant ou tout semble fragile, sur la corde raide, éphémère comme disparate, mais scandé de façon si merveilleuse qu’il en devient libre et généreux.
Geoffroy Blondeau
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Que le spectacle commence, un film de Bob Fosse
1979. USA. 2h05