Into the Abyss ne déroge pas à la règle de la parfaite maîtrise du réalisateur allemand pour l’art documentaire. Fasciné par les affres d’une société humaine peuplée de fantômes terrifiants, de douleurs sourdes, de sang projeté, de peines inconsolables, et gangrenée par une violence aveugle aussi immature que paumée, Werner Herzog sonde comme personne les contours sordides d’un fait divers qui en dit long, hélas, sur l’état d’un pays rongé par la violence ordinaire. Effroyable.

Cette décadence morale préoccupante située au Texas, États-Unis, pour les besoins du documentaire, prendrait sa source sur le lit d’une misère ordinaire (analphabétisme, précarité sociale, inculture structurelle…). Elle s’immiscerait dans les interstices d’une injustice béate devenue meurtrière. Herzog, pour étayer son analyse, revient sur un fait divers sordide, un jour de 2001, où, deux jeunes adultes de 18 ans commettent un triple meurtre de sang-froid pour un simple vol de voiture. La spécificité du film tient par cette histoire de meurtres dans sa valeur d’exemple, images d’archives à l’appui, afin de pouvoir autopsier les dérives d’un système bancal par le biais de témoignages singuliers. Le réalisateur d’Aguirre questionne, s’interroge, veut comprendre pour interpréter – mais sans ja—mais juger – les différentes sources d’un mal incestueux car socialement déterminé capable de conditionner des actes aussi monstrueux. L’inhumain dans l’humain. Soit le paradoxe indépassable d’une société envers elle-même puisque génératrice de sa propre violence, qu’elle soit issue de la rue ou de l’appareil d’État.
Herzog opère, avec la malice qu’on lui connaît, un tour de force vertigineux : nous parler de l’acte de mort par le biais de ceux qui l’ont perpétué. À savoir Jason Burk (condamné à la prison à perpétuité) et Michael Perry (condamné à la peine capitale). Nous entrons, ainsi, par la grande porte de cette criminalité aveugle, presque invraisemblable dans sa folie meurtrière. Jason Burk et Michael Perry (une semaine avant son exécution) vont jouer le jeu, face caméra, et se dévoiler. Les monstres sont des hommes, des « pommes pourries » coincées dans un no man’s land indistinct ou bourreaux et victimes se confondent. Les valeurs morales vacillent puisque inopérantes face à un tissu social en décrépitude. Certains se battent pour s’en sortir. Malgré les coups du sort. Et puis la chance sourit, comme pour ce miraculé qui, après avoir reçu un coup de tournevis dans la poitrine long comme un avant-bras, rentre chez lui sans dire un mot.
Si la question de la peine de mort aux États-Unis est abordée par le cinéaste – qui prévient d’emblée qu’il ne peut accepter qu’un État puisse s’arroger le droit d’exécuter un être humain – celui-ci élargit sa réflexion en interrogeant l’ensemble des protagonistes concernés de près ou de loin par cette affaire (flics, victimes, témoins, meurtriers…). La force du réalisateur allemand réside dans sa capacité à faire parler. Les témoignages sont autant de pièces à conviction d’une œuvre complexe, riche et sociologiquement nécessaire. L’étude de cas revêt un caractère anthropologique lorsque nous comprenons que tout un chacun peut devenir victime, bourreaux compris. Cette ambiguïté, formidable d’un point de vue philosophique, ne remet pas en cause la culpabilité des condamnés. Elle replace la violence au cœur d’un système incapable d’endiguer le mal qui rôde. Comme la souffrance qui en découle. Celle-ci rythme chaque mot, chaque mouvement de caméra et chaque regard lancé par les différents protagonistes d’Into the Abyss.
Werner Herzog a su capter comme personne l’étrangeté d’une humanité en détresse affolée par sa propre incurie. Il prend acte et met en garde. Indispensable.
Geoffroy Blondeau
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Into the Abyss, un film de Werner Herzog
France, Allemagne. 2012. 1h45