Mourir peut attendre va enfin sortir sur les écrans. Le dernier film de l’ère Craig commencée en 2006 par l’excellent Casino Royal est donc celui qui va refermer un arc scénaristique imparfait mais en tout point singulier pour une telle saga. En effet, les films portés par Craig possèdent une continuité narrative encore jamais vue permettant au personnage de s’échapper de l’iconisation dont il fut parfois l’otage. Si le point d’orgue fut indiscutablement Skyfall et son intrusion dans la psyché d’un 007 à la frilosité absente en proie avec son passé, Spectre remit, inexorablement, les pendules à l’heure par le biais d’un canevas aussi bien huilé que convenu.

Et le choix de faire du vieux avec du neuf n’est sans doute pas étranger à la déception qui m’étreignit lors de sa découverte en salle malgré quelques fulgurances de mise en scène. Les efforts consentis pour nous redessiner les contours du personnage créé par Ian Fleming furent brisés par l’influence socioculturelle d’un personnage sans doute trop singulier pour emporter avec lui toute idée d’aggiornamento.
Sans présupposer de la trajectoire empruntée par Mourir peut attendre, je voulais revenir sur cette opposition autour de Skyfall et de Spectre, épisodes centraux de l’ère Craig qui, en réalité, se comprend comme un seul et même film bien que factice dans sa mise en continuité.
Spectre, donc, ne peut supporter la comparaison vis-à-vis d’un prédécesseur qui, fait unique dans la saga, clôturait l’idée, plutôt habile, d’une relecture complète d’un anti-héros mythique – donc intouchable – vieux de 50 ans. À la différence de Skyfall, Spectre ne conclut rien et relance même l’antienne du complot mondialisé auquel va se heurter notre agent secret préféré malgré son récent lifting. Ainsi Bond nous refait du Bond. Mais sans trop y croire de peur de perdre l’essence d’un dernier opus si peu « bondien » dans sa structure scénaristique.
007 traîne alors sa dégaine dans le grand bain des habitudes dont les recettes scénaristiques connues restent toujours très courues malgré le temps qui passe. Si celles-ci se structurent parfois de façon intéressante, le nœud relationnel malhabile, psychologisant jusqu’à saturation les affres de Bond, place Spectre a contrario de Skyfall dans l’émancipation narrative recherchée. En ne lâchant pas la bride, Mendès époumone son héros déjà englué dans un trauma lourdingue qui, d’une façon ou d’une autre, nuit à la dynamique romanesque d’une icône cinématographique proche de la sacralisation. Mais une question demeure. Ne manque-t-il pas à Spectre un ton plus affirmé osant approfondir le côté intimiste dévoilé dans Skyfall, évitant au film d’abuser des bons mots et autres pics d’ironie de tout film « bondien » qui se respecte ?
Les quelques pistes esquissées, comme celle qui invite à remettre en cause la dimension humaine des services secrets, alors remplacés par des drones, ne sont que des « updates » inopérants incapables de modifier la structure narrative d’un Bond qui fonctionne à reculons par effet de contextualisation historique. Ce qui veut dire que Spectre ne capitalise pas assez son énergie sur une « trilogie » ayant permis son renouveau. À croire que les efforts consentis pour relancer la franchise n’auront été qu’un feu de paille ou, faute de mieux, une courte parenthèse qualitative d’une saga divertissante mais peu innovante (nous pensons, par exemple, au choix judicieux de Craig, Bond blond aux yeux acier sec comme coup de trique). Ce que Skyfall aura réussi à travers l’approche psychologique d’un homme torturé par son passé (enfance), Spectre échoue à trop vouloir tirer sur la corde, artificielle dans cet opus, d’une telle sensibilité.
Néanmoins l’essai de mise en conformité qui ne demande qu’à engloutir définitivement ce dinosaure issu de la guerre froide ne peut laisser complètement indifférent.
Un pas en avant, deux pas en arrière
Dès lors, nous avons la sensation, un peu désagréable il est vrai, d’assister à un retour aux sources sans génie d’un agent agissant au gré d’une nomenclature préétablie depuis des décennies. Le temps change, la figure du commandeur, non. Pas de surprise, donc, pour les puristes se réclamant d’un Bond « old school » nous recyclant les vieilles recettes jusqu’à l’utilisation de gadgets les plus éculés. La gravité de Skyfall, si nécessaire pour donner du volume à ce corps déterminé dans sa mécanique de réaction, n’est plus. Tout comme le mythe qui cédait sa place à l’homme.

Et l’artificiel, lui, rompait enfin face à l’originel dans une idée de « réincarnation cinématograhique » faisant de Bond un agent en proie aux doutes les plus légitimes. Mais que penser, alors, du trauma de plus en plus rocambolesque qu’on étire comme une longue agonie depuis quatre films ? Qu’il nous détourne sans détour de cette nouvelle réappropriation mort-née afin de nous servir un personnage re-codifié selon la norme « bondienne » mais sur lequel subsistent encore des points d’interrogation. Si le marqueur « bondien » se refuse à la simplicité, il embrigade celui-ci dans et en dehors d’un « temps-monde » globalisé.
L’aspect formel d’une telle orientation brouille la lecture d’une franchise intemporelle. Spectre en porte les stigmates puisque le film ne sait pas comment s’affranchir d’un passé cinématographique toujours aussi archétypal qui a fait sa renommée (et les nombreuses références aux films de la franchise de Dr No à Permis de tuer ne font qu’accentuer la mise en représentation de l’agent secret à travers son smoking impeccable, le bad guy mégalo ou encore l’asservissement de la gent féminine). La dichotomie entre ce que traverse Bond et l’image qu’il continue de véhiculer est flagrante. Elle crée un sentiment de vide, sorte de no man’s land identitaire niant l’idée d’appropriation par peur du lendemain. En somme, on refuse à Bond le principe de modernité pourtant esquissé en quelques occasions, et ce malgré la technologie invoquée dans une confrontation d’époques, de conception du monde, d’identités.
L’échec (très) relatif de Spectre par rapport à Skyfall questionne sur la capacité des futurs films à entretenir un développement périphérique capable d’aller au-delà de la simple représentation, fût-elle brillante, du modèle. Dévitaliser à ce point James Bond après l’avoir redéfini n’est pas, à mon sens, un gage d’optimisme.
Si Spectre ne peut faire avancer Bond dans un après Skyfall, au point de le faire reculer par peur de le perdre, pourquoi développer dans un quatrième film la poursuite de cette chimère qui verrait, en définitive, Bond affronter Bond ? Visiblement le trauma n’est pas résolu et Bond va devoir relever une double adversité avant d’en tourner la page. Mais quelle page ? Et pour quelle suite ? Le film de Cary Joji Fukunaga (True Detective), d’une durée affolante (2h43 !) réussira-t-il là où Skyfall a brillé, c’est-à-dire en révélant sans tromperie les fêlures d’un homme confronté à sa propre condition d’agent secret ? Nous aurons la réponse le 6 octobre prochain.
Geoffroy Blondeau